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L'éditorial du Monde
La faute et le défi
LE MONDE | 14.07.04 | 12h41

CELA s'appelle un mauvais rêve. Durant quarante-huit heures, tout le monde a cru au récit de Marie L., cette jeune femme qui a déposé une plainte pour avoir été volée et sauvagement agressée avec son bébé sur fond de propos antisémites. Les ingrédients composant ce fait divers étaient bien de nature à frapper les imaginations. Un bébé violemment renversé avec sa poussette. Une jeune femme en butte à une bande composée d'une demi-douzaine de "sauvageons" désignés comme maghrébins et noirs. Des coups et des estafilades au visage portées avec des couteaux. Des injures contre les juifs et des croix gammées dessinées au feutre sur la victime. Le tout dans la rame d'un RER de banlieue, devant des passagers inertes.

Ce fait divers sonnait trop juste. Comme un révélateur d'une époque marquée par la persistance du rejet de l'autre, la montée des agressions racistes et antisémites, de la violence et de la peur. Comme le signe d'un nécessaire sursaut civique et républicain. Mais voilà, le trop vraisemblable n'est pas le vrai. Un simple récit ne constitue pas une preuve. La parole d'une "victime" n'est pas sacrée. La croyance ou la crédulité de tous ne vaut pas certitude.

Pour l'avoir oublié, les plus hautes instances de l'Etat ont crédibilisé les affabulations d'une mythomane. Le ministère de l'intérieur puis l'Elysée ont publié des communiqués soulignant le caractère "ignoble" du fait divers et l'"effroi" ressenti. Le Parlement, exceptionnellement réuni dimanche, a interrompu sa séance pour faire part de son émotion. L'ensemble du monde politique et associatif a suivi, et les médias ont puissamment embrayé.

Le Monde n'a pas été exempt de ce mouvement et a commis une faute. Nous en devons excuses aux jeunes des cités issus de l'immigration maghrébine ou africaine, stigmatisés à tort. Nous en devons aussi excuses à nos lecteurs qui peuvent à bon droit nous reprocher de ne pas avoir suffisamment fait place au doute.

L'histoire des médias est truffée de ces erreurs et de ces fièvres journalistiques. De par ses traditions et sa culture, la grande presse obéit presque par nature à un devoir d'indignation et de réaction. Suivre avec indifférence le cours de l'actualité à un train de sénateur ne lui ressemble pas.

Le poids d'Internet et l'accélération du rythme de circulation de l'information ne simplifient rien. L'univers médiatique vit désormais l'actualité en temps réel. Le monde politique, soucieux de manifester sa présence et sa compassion, de même. Outre que les temps policier et judiciaire s'accordent mal avec les autres, cette concurrence apparaît largement préjudiciable.

L'écrivain François Mauriac (1885-1970), chroniqueur redoutable, assurait qu'il existe "un crime de silence". Nous découvrons depuis quelque temps qu'il existe un délit d'emballement. Le défi est bien de trouver la juste mesure entre la dictature de l'émotion et l'empire de l'indifférence.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.07.04